Une scène me revient souvent en mémoire. Elle date de plusieurs années, dans une entreprise SaaS dont je ne citerai pas le nom, mais où j’ai eu la responsabilité de guider le produit dans une phase de croissance rapide. Ce jour-là, le directeur commercial venait d’annoncer la signature imminente d’un contrat majeur. Un logo prestigieux, un montant qui faisait briller les yeux, une opportunité rare pour toute l’entreprise. Puis il avait ajouté, presque innocemment, qu’une fonctionnalité spécifique devait être développée pour conclure l’accord. Une fonctionnalité qui n’entrait ni dans notre positionnement, ni dans notre stratégie, ni dans la direction qui avait été fixée pour les mois à venir.
Je me souviens de l’atmosphère dans la pièce. Le CEO voyait une accélération immédiate de notre courbe de revenus. Le Sales se projetait déjà sur sa commission. L’équipe technique, lasse mais dévouée, se disait qu’un énième sprint sous pression ne ferait pas une si grande différence. Et moi, j’étais face à cette question apparemment simple : “Est-ce qu’on la fait ou pas ?”.
Avec le recul, je peux dire que cette question ne portait pas sur une feature. Elle portait sur la cohérence du système. Sur la capacité d’une organisation à rester alignée sous pression. Et c’est précisément ce que j’ai compris ce jour-là : un CPO ne protège pas un backlog. Il protège un cadre. Une direction. Une architecture de décisions. En un mot, il protège un système vivant.
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Dire non n’a rien d’un acte autoritaire. C’est un acte de pilotage lucide, parfois même un acte de survie.
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1. Le “Oui” comme fuite : comment les organisations s’épuisent
Il est toujours tentant de dire oui. Le oui rassure, soulage, apaise, donne l’illusion d’avancer. Dans de nombreuses entreprises, il est même devenu un mécanisme instinctif : oui pour éviter un conflit avec un fondateur, oui pour “sauver” un deal, oui pour éteindre une urgence support, oui pour entretenir l’idée d’une équipe rapide et flexible. Le oui apparaît comme un signe d’ouverture, de bienveillance, d’esprit business. Le non, lui, semble dur, rigide, ingrat.
Pourtant, dans la réalité, c’est rarement un oui qui fait progresser un produit. Ce sont les renoncements qu’une équipe accepte de faire consciemment. Les produits ne meurent pas faute d’idées ; ils meurent d’excès. D’accumulations silencieuses. D’exceptions successives. De décisions locales qui finissent par défaire la cohérence globale.
Chaque oui facile crée une dette. Technique, bien sûr. Mais aussi cognitive, en ajoutant de la complexité pour les utilisateurs. Organisationnelle, en surchargeant les équipes. Et surtout, une dette plus insidieuse : la dette d’intention. Celle qui apparaît quand on ne sait plus exactement pourquoi l’on avance, seulement comment aller plus vite.
Dans l’exemple de cette feature “pour signer le deal”, nous savions tous qu’elle ajouterait du bruit à un produit déjà suffisamment complexe, et qu’elle ouvrirait une brèche vers d’autres exceptions. Et une exception est rarement seule. Elle est le premier signe d’un système qui commence à céder sous la pression.
2. Le rôle invisiblement difficile du CPO : maintenir la cohérence
Quand on devient CPO, le travail ne consiste plus à trier des fonctionnalités ou à optimiser des sprints. Ce que l’on pilote n’est plus une backlog ; c’est un ensemble de dynamiques humaines, politiques, techniques, stratégiques. Un système qui réagit au poids des décisions et au rythme de la croissance.
Dans ce système, trois responsabilités reviennent toujours, quels que soient la taille de l’équipe ou le stade de la startup : piloter, stabiliser, et résoudre.
Piloter consiste à protéger la direction. Cela suppose de clarifier ce qui compte vraiment, de choquer parfois certaines demandes contre la vision, et de maintenir un cap qui ne vacille pas au premier signal externe. Sans cela, chaque opportunité devient prioritaire, et la vision finit par n’être qu’un slogan sans fonction réelle.
Stabiliser consiste à protéger l’équipe. Une organisation qui dit oui trop souvent voit ses PMs redevenir de simples transmetteurs d’idées, et ses développeurs se transformer en exécutants. Elle perd l’espace nécessaire pour réfléchir, expérimenter, consolider. Elle se met en tension permanente et finit par confondre agitation et progrès.
Résoudre consiste à protéger l’impact. Un produit qui multiplie les réponses ponctuelles finit par perdre la capacité de produire de la valeur cohérente. Il se fragmente. Il s’alourdit. Il cesse d’évoluer dans une direction intelligible.
Le non n’est pas une barrière. C’est un mécanisme qui permet à ces trois responsabilités de rester vivantes.
3. Les trois types de “Non” : une cartographie de la maturité produit
Au fil des années, j’ai compris qu’un non n’en vaut jamais un autre. Il existe, en réalité, trois formes de refus, chacune répondant à une nature différente de dérive.
Le premier est le non stratégique. C’est celui que l’on formule lorsque l’idée, même séduisante, n’a rien à faire dans la trajectoire définie. Il n’exige pas de justification complexe ; il rappelle simplement que toute organisation qui dit oui à tout finit par avancer nulle part.
Le deuxième est le non opportuniste. Il sert à filtrer les urgences apparentes, souvent l’expression ponctuelle d’un client influent ou d’un interlocuteur insistant. Ce non pose une question simple : “Ce problème existe-t-il au-delà de ce cas précis ?”. Ne pas y répondre, c’est prendre le risque de sacrifier une direction pour résoudre un irritant local.
Le troisième est le non structurel. Celui-ci ne porte ni sur la stratégie ni sur l’opportunité, mais sur la capacité. Il rappelle qu’un système saturé détruit même les bonnes idées. Dire oui dans ces conditions n’est pas un signe d’agilité ; c’est un signe d’inconscience.
Comprendre ces trois non, c’est comprendre qu’un refus n’est jamais neutre. C’est une décision de préservation.
4. Dire Non, c’est expliciter un choix, pas fermer une porte
Un non mal amené crée de la résistance. Un non correctement expliqué crée de la clarté. L’objectif n’est pas de bloquer, mais de révéler les conséquences. C’est ce que j’avais fait ce jour-là, face au deal “qu’il ne fallait pas laisser passer”. Au lieu de dire : “Nous ne ferons pas cette feature”, j’avais reformulé la situation d’une manière que tout le monde pouvait entendre : “Oui, c’est faisable. Et pour le faire maintenant, il faudra déprioriser un travail essentiel pour 80 % de nos clients. Souhaitons-nous réellement faire passer l’ensemble de la base après une demande unique ?”.
Ce genre de formulation n’est pas une stratégie de communication. C’est une manière d’obliger l’organisation à regarder sa propre hiérarchie de valeur. À décider non pas dans l’émotion, mais dans la cohérence.
5. Le Kill Meeting : un rituel d’assainissement dont personne ne parle
Dans plusieurs de mes missions, j’ai instauré un rituel simple, mais extraordinairement efficace : le Kill Meeting. Plutôt que d’imaginer quelles nouvelles choses construire, il consiste à décider quoi arrêter.
Les projets stagnants.
Les features dont plus personne ne se sert.
Les paris jamais assumés.
Les héritages du passé que l’on n’ose pas retirer.
Ce rituel libère une quantité étonnante d’énergie. Il clarifie, nettoie, recentre. Une roadmap progresse rarement par accumulation. Elle progresse par soustraction. Dans un environnement saturé, couper est un acte de lucidité.
6. Le filtre Product Copilot : cinq questions pour décider en conscience
Dans mon travail, j’en suis venu à utiliser un filtre simple avant toute validation. Un filtre qui empêche les décisions rapides de masquer les dérives profondes. Il tient en cinq questions :
function shouldWeBuildIt(feature) {
// 1. Quel problème réel cherche-t-on à résoudre ?
if (!feature.realProblem) {
return "NON : problème non identifié";
}
// 2. Quel changement de comportement utilisateur vise-t-on ?
if (!feature.userBehaviorChange) {
return "NON : impact utilisateur flou";
}
// 3. Quel bet stratégique cela renforce-t-il ?
if (!feature.strategicBet) {
return "NON : pas aligné avec la stratégie";
}
// 4. À quoi renonce-t-on consciemment en disant oui ?
const opportunityCost = calculateOpportunityCost(feature);
if (opportunityCost > feature.impact) {
return "NON : coût d'opportunité trop élevé";
}
// 5. Ce "oui" éviterait-il un non stratégique, opportuniste ou structurel ?
if (wouldAvoidStrategicNo(feature) ||
wouldAvoidOpportunisticNo(feature) ||
wouldAvoidStructuralNo(feature)) {
return "NON : masque une dérive profonde";
}
return "OUI : décision cohérente";
}
Si l’une de ces réponses manque de clarté, la décision s’arrête net. Non pas par prudence excessive, mais parce qu’une décision floue est toujours une décision coûteuse.
Conclusion : Le Non comme forme supérieure de leadership
Le rôle du CPO n’est pas d’arbitrer interminablement des idées, ni d’être un distributeur automatique d’accords. Son rôle est de maintenir la cohérence d’un système qui, par défaut, a tendance à dériver. La pression du court terme, la concentration des signaux, le rythme de la croissance, les émotions individuelles : tout pousse à dire oui. Pourtant, ce sont les non raisonnés, posés et assumés qui construisent des produits durables.
Le non n’est pas un refus. C’est une boussole. Une manière d’affirmer non seulement ce que l’on fait, mais ce que l’on choisit délibérément de ne pas faire. C’est une décision de lucidité, adressée à une organisation qui veut aller vite sans perdre de vue pourquoi elle avance.
Et lorsque quelqu’un vous demandera, un jour, “On peut le faire ou pas ?”, la bonne réponse ne sera peut-être ni oui ni non, mais une autre question, bien plus structurante : “Si nous faisons cela, que décidons-nous de ne plus faire ?”.